L’appartenance au Mouvement ATD Quart Monde, pour chacun de nous, allié, militant, volontaire-permanent, se traduit concrètement par un combat mené ensemble pour changer cette société qui se satisfait de fabriquer du malheur. Au-delà de ses effets sur les autres, ce chemin d’engagement partagé a déjà des effets sur nous-mêmes, et en particulier sur les plus maltraités par la vie que sont les militants Quart Monde ; on entend, au gré des formations, des discussions, les mots « fierté », « je me sens utile », « revivre ».
Le fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, lui-même issu de la grande pauvreté, a voulu cette distinction de l’engagement des personnes très pauvres, nommés Militants Quart Monde, et dont la parole nourrie de cette expérience de vie a une place toute particulière dans le combat du Mouvement. Le travail entre pairs, l’identification à un groupe, est expérimenté et reconnu comme source de force et d’action.
Mais Sreng et moi avons aussi entendu « Encore ! Toujours ils veulent des gens au RSA, en précarité ! » un jour où nous présentions à un groupe de militantes la possibilité d’intervenir auprès de professionnels, qui s’adressaient à ATD pour rencontrer des personnes en difficulté sociale, dans l’intention, certes louable, de tirer de cette rencontre des éléments d’amélioration de leurs pratiques. Il nous est soudain apparu combien cette identité, même positive, de maman et militante Quart Monde, est elle aussi restrictive : une femme n’est jamais uniquement qu’une maman militante, c’est-à-dire une femme en précarité qui se bat pour ses enfants et en est fière ; elle est aussi… amoureuse peut-être, fille de ses parents, elle rêve de passer son bac ou se former à autre chose… elle est amie, marraine, voisine… Chacun de nous est fait de multiples facettes, et tout à coup nous nous sommes rendu compte que nous ne proposions à ces femmes que des actions en lien avec leur statut de mamans-précaires-battantes.
Il fallait inventer quelque chose. Ou mieux : s’allier avec des personnes qui savent proposer à des femmes d’autres chemins que ceux que nous défrichons à ATD. Et nous nous sommes tournés vers Axelle et 2d4b.
Axelle, c’est aussi une femme, une maman, une battante, qui a la chance de ne pas connaître la précarité elle-même mais qui est très sensible à la question de l’injustice. Elle est venue nous rencontrer un jour à ATD, juste pour faire connaissance, sans bien savoir ce qu’on pourrait faire ensemble. En attendant, elle a rejoint le réseau école-famille-quartier, elle a goûté à la relation de respect, de travail et d’affection qu’on tisse entre nous à la Maison Quart Monde, au-delà des différences. Et puis un jour, au cours d’un repas, elle nous a parlé de cette association, 2d4b, dans laquelle elle anime des sessions de réflexion sur sa vie, de recul, de pause, pour des groupes de femmes. Ça s’appelle « j’ai rendez-vous avec moi ». Sreng et moi avons avalé de travers. Et on a su tout à coup qu’il était là, notre projet ensemble.
Vaste projet : adapter le format initial de 4 jours loin de tout, conçu par et pour des femmes habituées aux codes du développement personnel, coûtant plusieurs centaines d’euros par personne, pour qu’il se passe ici à Lille, en 4 jours non consécutifs, avec un premier jour de « découverte » avant de s’engager pour les trois jours suivants, et qu’on paie selon ses moyens, et qu’on accepte les absences de dernière minute parce que la vie difficile ça vous retombe dessus sans prévenir… Et un gros accompagnement sur place, parce que l’aventure n’a rien de simple quand même. Se demander « est-ce que je suis la femme que j’ai rêvé d’être ? »… ça peut mener à des constats douloureux, qu’on ait la vie difficile ou pas, mais surtout quand on la vie difficile…
Alors on a mis ensemble nos connaissances des familles en galère et nos compétences d’accompagnement, à nous les volontaires-permanents, avec l’expérience d’animation, la sensibilité et la finesse d’Axelle, Hélène, Laure, Oum de 2d4b. On a bossé fort pour choisir chaque mot, chaque exercice. Pour trouver de l’argent puisque ce n’est pas les participantes qui allaient financer entièrement le travail fourni. Et pour réunir un groupe de femmes à la vie fort différente, certaines connaissant la galère au quotidien, d’autres pas. Parce que à ATD on ne fait rien de spécial « pour les pauvres », parce qu’ils ont droit à la même chose que les autres et qu’on croit au pouvoir transformateur de la rencontre.
Et voilà… On l’a fait. En novembre-décembre 2017.
Bien sûr, il est interdit de raconter précisément ce qui s’est dit, pleuré, vécu, pendant ces 4 jours.
Ce que je peux dire, c’est que toutes les femmes ont joué le jeu à la mesure de ce qui était possible pour elles. En venant le premier jour seulement, ou les 4. En disant des choses qui n’avaient jamais été dites jusque-là, ou pas. En écoutant la vie des autres, racontée en confiance, qui nous montre encore et toujours, comme à chaque vraie rencontre, notre humanité commune. Avec les forces et les fragilités de chacune. Que de fragilités chez chacune, même chez celles qui donnaient l’impression d’être plus favorisées par la vie… Et que de force, que de force, enfin reconnue sous le regard des autres.
C’était fort, c’était dur, c’était bien.
Céline (et Sreng), volontaires-permanents, équipe du projet de promotion familiale sociale et culturelle à Lille Fives. Mai 2018.